BERNARD GOY, 2021
Historien de l'art. Inspecteur conseiller de la création, conseiller pour les arts visuels à la DRAC Grand Est à Strasbourg / Texte critique
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Le buisson
« Chaque descente du regard en soi-même est en même temps une ascension, une assomption, un regard vers l’extérieur véritable. »
Aujourd’hui ce Fragment de Novalis, jeune poète, philosophe et mystique de la fin du 18e siècle, peut paraître un peu abstrait. A l’issue du confinement total du printemps 2020 pourtant, la « descente du regard en soi-même » et « l’extérieur véritable » sont des mots qui résonnent d’un écho nouveau.
Camille Bruat est une jeune artiste. Elle a grandi avec deux phénomènes contemporains de sa génération : le développement du cyberespace, abolissant les distances et les durées en termes de communication, verbale et iconographique, et les transports aériens low cost, qui ont rendu fluides les grands déplacements massifs dans l’espace réel.
Or, contre toute attente, ces derniers ont brutalement disparu dans le monde entier, en quelques jours,
au début de l’année 2020.
Low cost et numérisation présentent deux points communs : la valeur « vitesse » considérée comme supérieure à toutes les autres et son corollaire, la relégation du réel, de la nature, du corps, au second plan.
L’arrêt soudain des déplacements faciles et des milliers de norias aériennes autour de la planète, on le sait,
a offert à la terre une respiration inédite.
C’est le moment qu’a choisi Camille Bruat pour commencer une longue méditation graphique.
L’artiste aurait pu faire d’autres choix, utiliser les outils numériques et développer une recherche dans
ce domaine, privilégié par nous tous à tous les niveaux en 2020 ; elle aurait pu aussi revenir sur ses travaux précédents et favoriser des problématiques spatiales en ces jours de confinement frustrant,
créant des espaces imaginaires, des itinéraires ; à ce sujet, les sculptures réalisées par l’artiste jusqu’ici étaient structurées de manière architecturale, par des droites notamment.
Son choix fut tout autre : commencer un dessin, sans but précis, au plus près de la réalité matérielle
et naturelle, mais sans modèle, à l’image encore indéfinie du monde qui vient, peut-être.
Le dessin s’attarde longuement sur les sinuosités des feuilles, dessinées une par une, comme le faisaient
les artistes romantiques au tout début du 19e, à la différence des classiques ; comme Novalis concevait
ses Fragments, dans un développement organique.
Ici pas d’organisation conceptuelle préalable, aucun cadre de référence, le geste part de la main et s’inscrit dans le temps. C’est une œuvre modale, qui se développe en revenant sans cesse sur elle-même, un peu comme « Olé » de Coltrane. Le dessin partage encore ceci de commun avec un certain art américain :
le « all-over ». Aucun endroit de la composition n’est privilégié ou différencié d’un autre, tout est égal ; d’ailleurs il n’y a pas de composition, mais une prolifération du vivant au rythme lent de la croissance végétale, combiné avec les pulsations de la main au travail.
Alors que la plupart d’entre nous recourait encore plus qu’auparavant aux interfaces numériques,
aux écrans lumineux, à la connexion instantanée de la fibre optique, Camille Bruat préféra « l’éloge
de l’ombre ». Elle entama une très longue séquence de gestes répétitifs, comparables à ceux du jeune compagnon d’une confrérie qui fabrique son chef-d’oeuvre en secret.
Alors que la logique du stop and go s’installait pour la majorité, l’artiste, elle, s’inscrivait dans
la progression lente et continue du travail manuel et matériel. Alors que les écrans lumineux délocalisaient nos intérieurs, le travail de dessin de Camille affirmait la présence à soi, ici et maintenant.
Alors que les logiciels de visio réduisaient nos corps à des visages éclairés en basse définition et à distance, les feuilles du buisson, noires, moirées, luisantes, lisses, épaisses, apparaissaient dans le dessin de l’artiste et révélaient en négatif des anfractuosités.
Souvent nous subissons ce qui survient et les médias se font les mégaphones des impatiences,
des impuissances, voire des incompétences érigées en causes.
Les artistes, elles, eux, en font quelque chose.
Dans ce buisson-monde, des formes, mi-végétales mi-charnelles, dessinent en creux des contre-formes obscures. Des fragments de corps se laissent supposer, pas vraiment deviner, encore moins voir.
Mais surtout s’affirme la surface du papier, recouverte par le graphite et les autres pigments.
C’est l’endroit d’une modulation à l’origine de l’oeuvre, entre ce qui la constitue et ce qu’elle montre.
Ici, les deux se rejoignent dans une captation gracieuse de la substance du temps.
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LENA PEYRARD, 2019
Commissaire d'exposition / Texte d'exposition personnelle, City, La Carrosserie vol.2 : Camille Bruat
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CITY. vol 2
Pour son second projet curatorial dans l’espace public, La Carrosserie invite l’artiste Camille Bruat à imaginer une forme éphémère de sa vision de la ville. Imprégnées d’une forte influence architecturale, les sculptures-installations de Camille Bruat explorent les questions de déambulations et de perceptions sensorielles de notre quotidien mises en scène dans une spatialité étirée, déployé, ciselée. Le 1er décembre 2019, La Carrosserie installe son dispositif d’exposition mobile dans le 8e arrondissement de Paris. Occupé par Camille Bruat, l’intérieur d’un véhicule se transforme alors en véritable laboratoire d’expérimentations formelles où l’artiste esquisse les flux urbains qui l’entourent à travers une sculpture à la fois mécanique et organique.
48°51’17.7»N 2°20’47.2»E.
La ville. Je regarde par la fenêtre et c’est toi que je vois. Si grise, si impétueuse, parfois triste, toujours grandiose. Par moment pourtant tes traits semblent s’estomper. Quand la nuit vient t’éteindre, tes rues se lisent dans le sillon de mes pas. Toi- même, l’héroïne aux multiples facettes, tu t’étires et te tords. Et toi tu m’embrasse de tes bras immenses, tu m’aspires, je suffoque, tu me broies. M’offrant ton coeur vrombissant, tes poumons boisés, ton sang giclant dans tes artères, et ton ventre de fer dans lequel tes boyaux tintent à grands fracas.
48°52’36.7»N 2°19’31.1»E.
Ce fracas si familier, les pas pressés, l’attente, le souffle du départ. La Gare Saint Lazare. Gigantesque ventre de métal, boulonné, rivé de bois, de verre et de fonte. Comme un moteur mécanique aspirant chaque jour des milliers d’usagers déshumanisés. Lorsqu’on s’aventure dans le ventre gargantuesque, les entrailles souterraines apparaissent alors. Suintantes et criardes dans le tumulte de la vie infernale où s’engouffre le métro parisien à travers l’âme de la ville. A la surface, les rues et avenues filent à toute allure. Conducteurs et passagers semblent hors du monde, derrière les vitres teintées, à la seule poursuite d’un temps qu’ils n’ont plus. Et tout autour, les flashs, le clinquant, le nylon et la soie. Des statues endormies sur lesquelles coulent le regard des passants.
48°52’30.2»N 2°19’48.7»E.
Le quartier Saint Lazare se décompose sous nos yeux en strates poreuses et des connexions se tissent dans une spatialité éclatée. L’installation de Camille Bruat est ainsi. Telle une cartographe, l’artiste déplie une oeuvre labyrinthique dans l’espace de la voiture, afin de construire en relief un récit intime de son quartier, ses flux, ses interstices. La sculpture faite de PVC et de tubes en cuivre recyclés adopte l’esthétique brute des systèmes de canalisations et évoque les réseaux souterrains qui déferlent dans les profondeurs de la ville. A ce tissu organique, vient s’entrelacer la vision plane des lignes que dessine l’asphalte où courent les voitures dans les avenues. Sensiblement, la sculpture se dévoile. Elle s’élève devant l’oeil aguerri, déployée dans de multiples trajectoires au sein de la voiture, devenant à la fois le moteur et le coeur du quartier Saint-Lazare. Et ce même oeil s’accroche aux vidéos qui viennent conclure l’installation, résultats des déplacements de passants entre les grands magasins. Une balade dans les rues jouxtant la gare où le paysage est altéré, comme prisonnier de l’image elle-même, déserté de toute présence humaine. Dès lors, l’installation de Camille Bruat est une invitation à regarder autrement, à décomposer pour mieux reconstruire. Et brusquement être englouti par les tentacules de la ville, se perdre dans sa mécanique poétique.